« Je viens d’être seule toute une journée. Seule, allongée sur la plage, le soir, sous les étoiles. J’ai préparé seule mon petit déjeuner. Seule encore, je suis allée jusqu’au bout de la jetée, où j’ai regardé les mouettes basculer, tournoyer et plonger à la recherche des miettes que je leur jetais. Une matinée de travail à mon bureau, puis j’ai pris un déjeuner tardif, seule sur la plage.
Ainsi séparée des êtres de mon espèce, je me sentais proche du reste de la création : de la timide symphémie qui derrière moi se nichait au creux d’un rocher déchiqueté par les marées ; de la maubèche qui devant moi marchait sans crainte à petit pas sur le bord luisant de la plage ; des pélicans qui battaient doucement des ailes au-dessus de ma tête, portés par le vent ; ou de la vieille mouette, tapie dans un coin, qui surveillait l’horizon. Je me sentais avec eux tous une sorte de parenté impersonnelle.
La beauté de la terre, de la mer et de l’air me touchait davantage ; je me sentais en harmonie avec elle, fondue, perdue dans l’univers, perdue comme dans le cantique qui monte d’une foule inconnue sous les voûtes d’une cathédrale.
Oui, dans ma solitude, je me sentais plus proche des hommes eux-mêmes. En effet, ce n’est pas la solitude physique, l’isolement physique qui vous sépare des autres, mais l’isolement spirituel. Une île déserte, des rochers sauvages ne vous isolent pas de ceux que vous aimez. C’est dans les régions sauvages de l’esprit et dans les déserts du coeur que l’on se sent perdu, étranger. Quand on est étranger à soi-même, on l’est également à autrui. Si l’on est plus capable de se trouver soi-même, on ne peut espérer rejoindre les autres. Que de fois, à la ville, entre amis, j’ai senti qu’un désert s’étendait entre moi et l’autre !
Nous errions en pays aride, n’ayant pas retrouvé nos sources ou les ayant trouvées asséchées. On ne peut communiquer avec ses semblables qu’à condition d’être soi-même relié à son propre centre vital. Et, pour moi, c’est dans la solitude que je retrouve le mieux cette source intérieure.
Je marchais longtemps sur la plage, très loin, apaisée par le rythme des vagues, par le soleil sur mon dos et mes jambes nues, par le vent sur mon visage et les embruns qui mouillaient mes cheveux. A la façon de la maubèche, je marchais dans les vagues et j’en ressortais. Puis je rentrais, trempée, chancelante, comblée par cette journée solitaire, dans une plénitude comparable à celle de la lune que l’ombre n’a pas encore commencé de rogner, ou à celle d’une tasse que l’on porte à ses lèvres. Il y a dans le sentiment de la plénitude une ivresse que le Psalmiste a exprimée : « Ma tasse déborde. »
Soudain, prise de panique, je priais : Qu’il ne vienne personne ! Ce vin précieux serait versé, perdu. »
Extrait de « Solitude face à la mer » – Anne Lindbergh – 1956
Très joli texte ! J’applaudis !
« On ne peut communiquer avec ses semblables qu’à la condition d’être soi-même relié à son propre centre vital. Et, pour moi, c’est dans la solitude que je retrouve le mieux cette source intérieure. »
Extraits de « Solitude face à la mer » d’Anne Morrow Lindbergh
Amitiés.